Réflexion sur l’impermanence

De la matière à la mémoire : quand l’art invite à accepter l’impermanence.

Au commencement, avant le verbe, il y a eu la matière. Bien avant que l’Homme ne sache écrire, il a laissé des traces sur terre. Il en est ainsi depuis les origines de l’Humanité. Ces traces, empreintes de vies passées, n’ont jamais cessé d’émouvoir ceux qui les découvrent, en leur rappelant à quel point la vie humaine est éphémère. Les œuvres de Thomas Corbisier nous confrontent à des émotions proches de celles suscitées par la découverte d’un objet archéologique. Plus que l’objet lui-même, le voir émerger du sol exerce toujours une forme de fascination : au fur et à mesure que l’archéologue efface, de sa truelle, les couches de terre qui se sont accumulées au fil du temps autour de lui pour former une gangue protectrice, l’objet se dévoile à notre regard. Au cours de cette libération, des fragments de vies passées réveillent notre mémoire collective. « Les poussières charrient parfois de l’esprit », écrit le préhistorien Marcel Otte. « Comme l’homme fut fait de glaise et y retournera, les sociétés engendrent des cendres où leur histoire se sédimente. Venez sur un chantier archéologique : rien n’est si émouvant que l’attention du badaud, extrait tout à coup de sa rêverie, sollicitant par tous ses regards la matérialité subitement prise par son propre passé, tenu jusque-là dans une pieuse abstraction ».

Il y a une jouissance à faire disparaître les couches de sédiment qui englobent l’objet archéologique. Celle de vivre un moment unique : jamais ces strates de terre ne pourront être reconstituées. Réaliser une fouille, expliquent les archéologues, c’est jeter au feu les pages d’un livre au fur et à mesure qu’on les lit. Au travers de ses agglomérations cellulosiques, Thomas Corbisier fixe des instants similaires, ce temps précieux de la découverte.

Qu’on ne s’y trompe pas. Dans la fascination exercée par ses oeuvres, comme celle suscitée par les fouilles archéologiques, il n’est point question de nostalgie mais de confrontation à notre désir d’éternité. Un désir impossible, sans cesse déçu, tiraillement propre à l’être humain, qui le met fasse à son impuissance face à l’impermanence du monde.

Le processus de création plastique de Thomas Corbisier est issu de ses propres réflexions sur cette impermanence, une réalité qui engendre tantôt de la peur, tantôt de la souffrance chez l’être humain. Si le philosophe grec Héraclite enjoignait déjà ses contemporains, au VIe siècle avant JC à accepter que « Rien n’est permanent sauf le changement », notre société occidentale, dans sa quête du bonheur, s’accommode moins de ce concept que d’autres. La philosophie bouddhiste est quant à elle entièrement construite autour de l’acceptation de cette réalité : rien ne dure éternellement ! Ce n’est qu’en acceptant que le monde n’est qu’une succession de débuts et de fins, que l’on peut lâcher prise, et percevoir, sinon le début du « bonheur », celui de l’ équilibre.

De l’impermanence naît aussi la conscience du moment présent. Le travail de la matière dans les œuvres de Thomas Corbisier laisse entrevoir le plaisir pris par l’artiste au cours du geste créatif. Il y a d’abord la recherche de la matière première : il glane des images dans notre monde contemporain, collecte de petits papiers, réalise des croquis, des dessins, des illustrations, et les accumule dans le temps. De façon inconsciente, il reproduit de cette façon les premiers processus créatifs de l’Humanité : avant de se mettre à peindre les parois des grottes, les hommes ont d’abord prélevé dans la nature des formes naturelles qui les fascinaient, comme des fossiles, par exemple, et les ont collectionnées. Comme le font les artistes depuis la nuit des temps, Thomas Corbisier réalise des collections d’images (matérielles ou virtuelles), puis se les approprie au travers d’un assemblage unique et personnel qui leur donne un sens nouveau. Certains papiers sont recyclés en cellulose de papier, matière qui devient alors à la fois support et médium. L’artiste y incorpore des pigments et des matières, pour créer des textures, former des empreintes… Tantôt il accumule la matière, tantôt il l’entame, pour laisser apparaître ou masquer les silhouettes des dessins et collages, et provoquer le même sentiment que lorsqu’on découvre un graffiti caché derrière plusieurs couches de tapis recouvrant un mur. Ce travail évolutif de la matière, par une succession de déteériorations, de recyclages et de transformations, débouche sur des oeuvres presque sculpturales, dont émane une grande sensualité. Des oeuvres ne comptant pas 3 dimensions, mais 4, puisqu’en nous confrontant à notre mémoire, individuelle ou collective, elles intègrent la dimension temporelle. Comment ne pas être tenté de rapprocher l’ambiance terreuse des créations de Thomas Corbisier de celle des Matériologies de Jean Dubuffet ? « L’art s’adresse à l’esprit, et non pas aux yeux 1», écrivait l’emblématique plasticien français. C’est dans cette même vision que s’inscrit le travail artistique de Thomas Corbisier, invitation à regarder en face l’ impermanence du monde, pour l’accepter, et vivre mieux… Une œuvre de résilience !

– Isabelle Masson-Loodts –

[1] Jean Dubuffet, « Positions anticulturelles », Prospectus et tous écrits suivants, t. I, op. cit., p. 99.